Dans son roman Menaud maître-draveur, paru en 1937, Monseigneur Félix-Antoine Savard illustre bien les dangers de la drave, comme le montre l’extrait suivant :
« Une clameur s’éleva!
Tous les hommes et toutes les gaffes se figèrent, immobiles… Ainsi les longues quenouilles sèches avant les frissons glacés de l’automne.
Joson, sur la queue de l’embâcle, était emporté là-bas…
Il n’avait pu sauter à temps.
Menaud se leva. Devant lui, hurlait la rivière en bête qui veut tuer.
Mais il ne put qu’étreindre du regard l’enfant qui s’en allait, contre lequel tout se dressait haineusement, comme des loups quand ils cernent le chevreuil enneigé.
Cela s’agriffait, plongeait, remontait dans le culbutis meurtrier…
Puis tout disparut dans la gueule du torrent engloutisseur.
Menaud fit quelques pas en arrière; et, comme un bœuf qu’on assomme, s’écroula, le visage dans le noir des mousses froides.
Alexis, lui, n’avait écouté que son cœur. Il s’était précipité dans le remous au bord duquel avait calé Joson.
Et là, il se mit à tâtonner à travers les longues écorces qui tournaient comme des varechs, à lutter de désespoir contre les tourbillons de l’eau, à battre de ses bras fraternels, à l’aveuglette, vers des semblances vagues de forme humaine.
Et quand le froid lui serrait trop le cœur, il remontait respirer, puis replongeait encore, acharné, dans la fosse obscure, parmi les linceuls de l’ombre.
Non, personne autre que lui n’aurait fait cela; car, c’était terrible! terrible!
À la fin, d’épuisement, il saisit la gaffe qu’on lui tendait, remonta en se traînant sur les genoux, se releva dans le ruissellement de ses loques, anéanti, les yeux fous, les lèvres blanches, les bras vides…
À peine murmura-t-il quelque chose que l’on ne comprit pas; puis il prit sa course vers les tentes, et se roula dans le suaire glacé de son chagrin.
Alors, semblable à un homme ivre, levant haut les pieds comme ceux qui tombent de la clarté dans les ténèbres, arriva Menaud, ses paupières baissées sur la vision de l’enfant disparu.
Et les hommes s’écartèrent devant cette ruine humaine qui s’en venait en se cognant aux cailloux du sentier.
Il demanda : " L’avez-vous? ", regarda les mailles du courant et dit :
" Il est là! "
Puis il prit sa gaffe, fit immobiliser une barque en bordure du remous, et se mit à sonder, manœuvrant le crochet avec d’infinies tendresses.
Depuis deux heures maintenant qu’il cherchait, seul, ne voulant de personne, de peur qu’on ne blessât la chair de son fils, au fond.
Par intervalles, il exhalait une plainte sourde à laquelle répondait le bruit de fer sur les cailloux raclés.
Déjà le soir fossoyeur commençait à jeter ses ombres.
Menaud entra dans une terreur d’agonie. Il regardait le ciel, suppliant qu’il eût, au moins, le cadavre de son fils pour l’enterrer là-bas près de sa mère.
À la fin, la nuit allait lever son dernier pan de ténèbres et murmurer le désespoir de l’homme, lorsqu’il sentit au fond quelque chose de mou qui venait. Il tira lentement sa gaffe.
Alors, émergea du noir, Joson, sa pauvre tête molle et ballante…
On rama vers la berge, en hâte, car le frisson gagnait le cœur des hommes.
À la poupe gisait Menaud, rabattu sur sa capture, et son visage appuyé d’amour sur le visage de son enfant mort. »
Source texte : Félix-Antoine Savard, Menaud maître-draveur, Édition Fides, Ottawa ,1937, p. 81-85.