Les capitaines de traversiers sont en voie de disparition le long de la rivière Richelieu. Article paru le 17 août 2015 dans Actualités en société (par Marco Fortier).
Michel Bousquet pratique un métier en voie de disparition. Il pilote un des trois traversiers qui sillonnent la rivière Richelieu depuis plus de deux siècles. À défaut de pont, ces bacs reliés aux deux rives par un câble d’acier sont comme des veines qui permettent à la vallée du Richelieu de respirer, de rester en vie.
On le rencontre sur le bateau qui relie les villages de Saint-Denis et de Saint-Antoine, au pays des Patriotes. La peau brunie par le soleil, il respire l’air du large. Calme. Souriant. Il n’a pas l’air stressé.
L'amour du métier
« J’aime mon métier, c’est agréable, mais je ne m’amuse pas, je travaille », raconte le capitaine, qui pratique ce métier depuis 2002. Il a travaillé durant 25 ans dans des épiceries. Il avait besoin de changer d’air. Il a choisi le bon job. De l’air, ce n’est pas ça qui manque sur le traversier.
« Parfois, le vent du nord est tellement fort que ça brasse. Il faut aussi surveiller les bateaux de plaisance qui arrivent vraiment vite : il y a en a qui coupent le câble d’acier avec leur hélice. Ma priorité est la sécurité des passagers », dit-il.
L'exception
Il reste peu de ces petits traversiers artisanaux au Québec. Avec ses trois bacs en service huit mois sur douze, la vallée du Richelieu reste une exception. Pourquoi ? Parce que les traversiers font partie du paysage depuis plus de 200 ans ici. La rivière était un endroit stratégique sur les plans militaire, politique et économique il y a plus de deux siècles. L’armée britannique avait besoin d’occuper le territoire. Lors de la guerre de 1812. Puis au moment de la rébellion des patriotes en 1837-1838.
Au début du XIXe siècle, on comptait au moins huit traversiers le long du Richelieu, estime Paul-Henri Hudon, chercheur, historien et président de la Société d’histoire de la seigneurie de Chambly. La tradition du traversier s’est poursuivie. Trois de ces bacs restent en fonction de nos jours, malgré la construction de ponts à péage, d’abord à Saint-Jean (1826) puis à Chambly (1847).
Un patrimoine à conserver
« Le traversier entre Saint-Denis et Saint-Antoine est jugé vital pour la région, dit Mylène Bonnier, de la Maison nationale des patriotes, à Saint-Denis. Ici, on a deux grands sujets de conversation : la météo et si le bac fonctionne. »
Cette traverse a vu le jour au début du XIXe siècle sous la pression du clergé. Saint-Denis appartenait à la seigneurie située de l’autre côté de la rivière. Pour aller à la messe, les fidèles devaient se rendre sur l’autre rive, à Contrecoeur. « Les gens disaient à la blague qu’ils allaient à la messe à contrecoeur », raconte Mylène Bonnier.
« Les services de traverse risquent de disparaître, c’est un peu folklorique, dit Paul-Henri Hudon. À ma connaissance, il n’y a pas de municipalités qui investissent là-dedans. C’est pourtant un patrimoine humain, social et communautaire à conserver. »
Règlementation de 1813
Les traversiers sont apparus de façon improvisée, au gré des besoins, explique l’historien. Les bacs devenant plus nombreux, et pour prévenir une forme d’anarchie, les autorités ont réglementé ces entreprises en 1813.
« Le détenteur d’une “licence” de traverse devait afficher la tarification en français et en anglais et demeurer disponible jour et nuit toute la saison entre les glaces. Il ne devra pas retarder les voyageurs plus d’un quart d’heure dans le jour, ni plus d’une demi-heure dans la nuit. Il devait tenir à son service trois bons hommes, un canot et un bac ou un bateau, se munir de deux plateformes mobiles pour le débarquement des voitures, des personnes et des animaux, une au point de départ et une autre au point d’arrivée. C’étaient des entreprises locales exigeantes en investissement et en disponibilité, aux revenus aléatoires. Des auberges naissaient près des lieux de bacs, ainsi que des services de forgeron et de cordonnier », raconte-t-il.
Gratuité pour les Anglais
Les militaires britanniques pouvaient embarquer gratuitement sur le traversier. Pour les autres passagers, les tarifs réglementaires étaient les suivants :
– Un homme à pied, un cochon, un veau, un mouton : 6 sous ;
– Un cheval, un boeuf ou une vache : 12 sous ;
– Une charrette avec un ou deux chevaux et le conducteur : 16 sous.
C’était beaucoup, un tarif de 6 sous, au XIXe siècle. Par exemple, un journalier embauché à la construction du canal de Chambly gagnait 50 sous par jour en 1832.
Aujourd’hui, un piéton paie 2,50 $ par traversée ; une voiture, 4,50 $. La traverse attire des touristes de partout dans le monde et des résidants des alentours. « C’est une petite croisière de 5 minutes matin et soir. C’est le fun », dit Patricia Bégin, rencontrée sur le bateau. Résidante de Saint-Antoine, elle travaille à Saint-Ours, sur l’autre rive. La traversée lui permet de passer près d’une heure de moins par jour derrière son volant, plutôt que d’emprunter le pont à Sorel.
Cet après-midi-là, le soleil brillait. Michel Bousquet, le capitaine, regardait la rivière aux eaux limpides. Il a déjà vu une femelle orignal nager jusqu’à la petite île située tout près de là. Il a vu des canards, des outardes, des rats musqués, des belettes. Le capitaine Bousquet pratique un métier en voie de disparition. Mais en attendant, c’est un métier qui joint l’utile à l’agréable.